200000 Fantômes
J'ai vu ce film à deux reprises au beau milieu de séries de projection de courts-métrages, la première fois c'était au festival de cinéma de Gindou (Lot) en 2007, et je suis retombé dessus il y a un mois, du côté de chez nous, au festival de Rieupeyroux. Le fait d'avoir eu la chance de le voir deux fois par hasard me laisse penser une chose : IL FAUT QUE J'EN PARLE...
Je dois dire que les deux projections m'ont fait beaucoup d'effet. On peut ne pas adhérer à cette expérience formelle exigeante (et épuisante dirons certains), mais impossible de nier le travail colossal que ce film a dû demander. Le dispositif est simple et atypique. Durant 11 minutes s'empilent devant nos yeux plusieurs centaines de photos représentant toutes la même chose : le A-Bomb, un ancien centre d'affaires ayant survécu à la catastrophe d'Hiroshima. Ces images se succèdent dans l'ordre chronologique, de la veille de l'explosion à nos jours... Le bâtiment est là, au milieu de la ville qui se reconstruit et se modernise. Il est toujours là, faussement impassible, pour rappeler sans cesse la grande atrocité commise par nos « sauveurs », les américains...
Ainsi, le A-Bomb devient l'élément immuable d'un décor sans cesse en mouvement. Un sensation d'hypnose naît du fait que d'une photo à l'autre le bâtiment reste au centre du cadre et visible autant que possible à la même échelle (voir les deux premières photos). Les photos sont découpées, agrandies ou rétrécies pour obtenir cet effet, un travail que j'imagine très long et épuisant.
La bande-son est seulement constituée d'une musique dépouillée et mélancolique, un duo piano-voix qui pour moi personnifie le bâtiment et en même temps parle en mémoire du nombre accablant de victimes, cette population entière qui n'avait strictement rien demandé.
Une pointe d'ennui peut surgir aux deux-tiers du film, mais cet ennui est présent car Jean-Gabriel nous fait éprouver, par son montage, le temps qui passe. Et lorsque les photos se suivent pour donner soudain l'impression d'un mouvement saccadé de caméra autour du bâtiment, je me demande sur le moment si je suis la proie d'hallucinations. En tout cas, le réalisateur crée une véritable dynamique par le montage, et c'est hypnotique...
C'est un film qui ne dit rien, qui peut s'apprécier avant tout comme expérience esthétique, mais le limiter à cela serait fermer les yeux une fois de plus sur la catastrophe d'Hiroshima. Tout le contraire de ce que veut le réalisateur...
Beaucoup de questions sont restées en suspens, c'est pour cela que je suis entré en contact avec Jean-Gabriel.
Peux-tu revenir rapidement sur ton parcours en tant que réalisateur ? Comment as tu démarré ?
Je n'ai pas suivi des études particulièrement intéressantes mais j'ai eu la chance, à la suite d'un stage, de travailler comme monteur ou assistant réalisateur à Beaubourg, où j'ai réellement appris mon travail. Cependant, j'ai commencé à travailler sur mes propres films plusieurs années après alors que je bossais déjà comme monteur depuis la fin de mes études. Et paradoxalement, mes premiers travaux ont été des installations, vidéo ou non, pour des expositions. C'est seulement après que j'ai commencé à fabriquer des films pour projection classique.
As-tu uniquement réalisé des films expérimentaux ?
Pas vraiment. Mon travail se situe aux croisements de plusieurs genres, expérimental, documentaire, animation, fiction… et je ne me rattache pas en particulier à l'un de ces genres. Les questions du croisement m'intéressent plus. Cependant, si mes travaux précédents peuvent paraître tendre vers l'expérimental, mon dernier film, Entre chiens et loups, est une fiction très classique.
Quelles sont les thématiques qui t'attirent le plus ?
La question de la violence est une question qui me hante particulièrement. Je me demande comment nos sociétés, présentes ou passées, peuvent se construire sur autant de destructions. Dans chaque geste de violence s'inclut l'impossibilité d'une humanité juste et heureuse. Quand, je parle de violence, je l'entends au sens très large. Violence des corps, mais aussi violence du travail, du racisme, du capitalisme…
Qu'est-ce qui t'a donné envie de travailler sur Hiroshima ?
Hiroshima est l'exemple typique du refoulement de notre passé. Cet événement, excepté évidemment pour les Japonais, n'a jamais existé. Qu'en sait-on aujourd'hui exception faite des deux lignes apprises à l'école dans un livre d'Histoire ? Pourtant, Hiroshima est une vraie catastrophe pour l'humanité. Le lancement sur cette ville d'un engin de mort aussi aveugle et destructeur, détruisant la vie à court et à long terme, par les Américains, qui venaient de libérer les camps de la mort, affirme l'impossibilité de rebâtir une nouvelle humanité après cette guerre pourtant très meurtrière. On ne peut pas construire une paix durable sur les ruines d'Hiroshima. Travailler sur Hiroshima m'a permis de me poser les questions, quand bien même ce n'est pas apparent dans le film, de la mémoire et de son occultation, du mensonge (aucune raison historique invoquée par les Américains pour le largage de la bombe n'est valable, seul le désir de montrer sa puissance demeure finalement)…
Faire ce film était aussi pour moi la possibilité de rendre hommage à tous ces êtres humains morts de manière aussi atroces et à qui nous avons même refusé le souvenir.
Combien de photos as-tu utilisé en réalité ?
Pour faire ce film, j'ai utilisé un peu moins de mille images.
Où as-tu déniché toutes ces photographies ?
La grande majorité de ces images proviennent des fonds d'archives d'Hiroshima. Certaines proviennent de photographes, ou de leurs familles, qui nous ont généreusement aidés en nous offrant leurs propres photographies. Quelques unes viennent des fonds militaires américains ou australiens. Quelques dernières sont celles que j'ai prises moi-même dans la ville.
Comment s'est déroulé le travail de classement par ordre chronologique ? Le découpage ?
La question de la construction technique de l'animation était un peu complexe. J'avais l'obligation en effet de construire le film sur une succession chronologique et géographique des photographies. Comme un rubik's cube en fait. Une des vrais difficultés a été la datation des photographies car nous avions souvent peu de renseignements sur elles. C'est par l'observation attentive des détails des photos que nous avons pu les classer. Chaque élément devenait important, la plantation des arbres, les immeubles construits alentours, les éléments urbains employés…
Est-ce que ce travail de mise en forme t'a pris du temps ?
Evidemment, une fois la chronologie des photographies établie, le travail de composition n'a pas été simple car il fallait établir des mouvements autour du bâtiment. C'est avec patience, que j'ai réussi progressivement, en essayant plusieurs pistes, que je suis arrivé à créer un mouvement géographique continu respectant la chronologie.
Le film dégage une grande mélancolie, dû en grande partie à la musique. Quel est l'artiste qui interprète la chanson ?
Le compositeur de la chanson est l'anglais David Tibet du groupe Current 93 (dont il est l'unique membre). C'est un musicien qui m'intéresse beaucoup. Son travail s'inscrit dans une certaine tradition du Gothique, mais sans l'aspect outrageusement sombre de la musique dark. Il est beaucoup plus lumineux, malgré cette constante mélancolie. Cette musique existait avant que je fasse le film. Mais la boucle de piano qu'il utilise et les paroles sur la destruction et l'obligation de se souvenir des morts pour ne pas qu'ils disparaissent me semblaient évidentes pour ce film.
J'ai été marqué par La Jetée de Chris Marker, auquel ton film me fait penser. Es-ce que tu te sens influencé par ce film ?
Pas du tout, même si j'aime énormément Chris Marker. Pour être honnête, j'ai vu La Jetée pour la première fois très récemment. Evidemment, les deux films sont construits avec des photographies, mais premièrement le film de Marker est une fiction et le mien un documentaire. Deuxièmement les photographies de La Jetée ont été produites pour le film alors que j'ai utilisé des photographies d'archives. Cependant, ce qui m'intéresse dans ses autres travaux, c'est la fabrication d'histoires, même documentaires, à l'aide de matériaux préexistants, en n'utilisant pas ces matériaux de manières illustratives mais en les réinterprétant par le montage.
A travers ce film, que voulais tu exprimer ?
Il y a deux choses. La première se situe à un niveau très personnel. C'est mon propre mémorial aux morts d'Hiroshima, morts dont les témoignages des survivants m'ont rapprochés. Il me fallait créer un objet de repos.
La deuxième est la volonté de poser une question au public : pourquoi Hiroshima ? pourquoi un film sur Hiroshima par un réalisateur occidental ? Ce n'est pas un documentaire historique au sens classique car il n'apprend rien de précis sur cette catastrophe. Mais j'ai fait le film avec l'espoir qu'au moins des spectateurs du film ait envie d'en connaître plus sur cet événement. Je crois que les films doivent plus servir à poser des questions qu'à y répondre.
Comment le film a-t-il été reçu par le public ?
Je ne sais pas répondre à cette question car en tant que réalisateur l'on ne reçoit des retours que des gens qui ont aimé le film, les questions plus gênantes ou compliquées sont toujours éludées. Cependant, le film a reçu un très bel accueil au Japon, et particulièrement à Hiroshima.
Travailles tu sur un film actuellement ? Quels sont tes projets ?
Je travaille sur plusieurs projets en même temps, en sachant que chacun de ces projets sera produit sur une échelle de temps particulier. A très court terme un film sur l'expulsion de l'église de Saint Bernard qui préfigure pour moi toute l'horreur de la répression policière que nous vivons aujourd'hui. A moyen terme, une fiction courte adapté d'une nouvelle de Don DeLillo. Et à long terme un long métrage documentaire réalisé uniquement à partir d'images d'archives sur la RAF, la « fraction armée rouge », groupe de guérilla révolutionnaire allemand ayant sévit dans les années 70 et 80.
MERCI !
par Rem Quéron
Webzin, 2009